Les journalistes ont été l'objet de 300 attaques depuis le début des Printemps arabes en décembre dernier. Quarante d'entre elles ont eu lieu pendant l'insurrection libyenne. De Benghazi à Ras Lanuf, Jeune journaliste a suivi ces reporters qui ont pris tous les risques pour informer.
« Boum!». La détonation fait vibrer les fondations de l'hôtel. La lumière du bar est éteinte pour éviter que l'immeuble ne soit la cible des chasseurs loyalistes. C'est donc dans la pénombre que la dizaine de journalistes descend en trombe les marches de l'escalier qui conduit au rez-de-chaussée. Avant de remonter dans les chambres aussitôt... Pour se mettre à l'abri? Bien sûr que non : rédacteurs, cameramen, preneurs de son et photographes sont aller chercher leur matériel. On ne se refait pas : on est journaliste ou on ne l'est pas. Prudent, l'attroupement sort dans les rues désertes de Benghazi, le fief des rebelles libyens. Objectif: trouver l'origine de la détonation, voir s'il y a des victimes ou des destructions. Pas cette fois, le groupe rentre bredouille. « C'est juste une grenade », commente Mick, un journaliste de Gulf news, un quotidien dubaiote. « Juste » une grenade? Oui. Il faut dire que depuis trois semaines, les centaines, sans doute les milliers, de journalistes présents en Libye (846 accrédités auprès du centre de presse de Benghazi, mis en place par les rebelles), font l'expérience des explosifs, des tirs et des bombardements. Ce matin, Stefan, rédacteur d'une chaîne de télévision allemande, a fini son direct, caché sous les roues d'une camionnette. «Nous étions près de Ras Lanuf-cité pétrolière à quelques kilomètres du front- nous avions commencé à tourner quand un avion a lâché un missile à quelques mètres, témoigne le journaliste. Nous avons plongé sous le premier véhicule en vue, ce qui était très stupide, mais nous n'avons pas vraiment réfléchi, heureusement que le missile n'a pas explosé». Djénane, journaliste libanaise, la première a avoir rejoint le front de Ras Lanuf « libéré » est également passée à côté du pire. «Nous avancions tout droit sur la route, quand nous sommes retrouvés sur la ligne de front sans nous en rendre compte, explique la jeune femme. Les soldats en face ont commencé à tirer sur notre voiture, nous sommes descendus et nous sommes cachés derrière et quand ils ont eu besoin de recharger leurs mitraillettes, nous sommes remontés immédiatement et nous avons fait demi-tour». Le nombre de « ces expériences de guerre », racontées à l'hôtel, le soir venu pour se soulager, est si nombreux qu'il est difficile de toutes les relater. Il y en a une que nous aurions aimer entendre, mais ce journaliste-là n'est jamais rentré.
Tué, battus, enfermés, braqués
Pris dans une embuscade, le caméraman de la chaîne de télévision Al-Jazira, a été tué le samedi 12 mars. Ali Hassan Al Jaber, assis à l'arrière d'un véhicule pris sous le feu des forces loyalistes, a reçu trois balles dans le dos et une près de l'oreille. Selon l'un de ses confrères, «l'équipe se sentait surveillée depuis plusieurs jours et en avait informé la direction de l'hôtel ». Quelques jours avant, trois journalistes de la BBC avaient été interpellés par des soldats pro-Kadhafi. Feras Killani, Chris Cobb-Smith et Goktay Koraltan, avaient été conduits brutalement dans une caserne. Là, ils ont été frappés, à terre, avec des bâtons et des tuyaux en plastique, avant d'être cagoulés, puis alignés contre le mur dans un simulacre d'exécution. Des faits « assimilés à des actes de tortures », selon le Haut Commissariat aux réfugiés. Pendant ce temps-là, dans une autre caserne plus à l'Ouest, un photographe brésilien et un rédacteur du Guardian étaient détenus dans le noir complet pendant huit jours. Enfin, à Benghazi, des journalistes norvégiens, bosniaques, espagnols et britanniques ont été violemment pris à partis, menacés avec des couteaux et des kalachnikovs, avant d'être dépouillés de leur matériel. Certains se sont fait dépouiller avant même de passer la frontière egypto-libyenne: la douane égyptienne a saisi leur matériel à l'aéroport du Caire, estimant qu'il représentait «un danger pour la sureté de l'Etat» (dixit Djénane, la journaliste libanaise qui a dû abandonner sa balise satellite). Au total, le Comitee to Protect Journalists, les reporters ont été l'objet de 300 tentatives d'intimidation et d'obstruction à l'exercice de leurs métiers depuis le début des printemps arabes en décembre dernier. Quarante de ces attaques ont eu lieu durant l'insurrection libyenne. Triste concours de circonstances ou les journalistes ont-ils réellement été pris pour cible en Libye? On ne peut que se poser la question quand on sait que le 8 mars dernier, deux grenades ont été lancées dans le hall du Ouzo, le grand hôtel de Benghazi où résidaient les journalistes des plus grands médias internationaux.
Trans-Mission, le combat quotidien des (certains) journalistes
Tout le monde est d'accord pour dire que la Libye ce n'est pas l'Irak ou l'Afghanistan. Ici, les rebelles sont lourdement armés et se déplacent sur une ligne de front dans l'optique de gagner du territoire sur les forces loyalistes. Dans les deux premiers cas, les journalistes, grâce à des fixeurs embauchés à prix d'or, l'expérience ou la chance, parviennent à être témoins des affrontements. Il faut être au bon endroit, au bon moment. Dans l'Est libyen, il suffit de continuer tout droit sur la route qui relie Benghazi à Bregha, Adjadabia, Ras Lanuf pour se retrouver au cœur des combats. Peu importe le fixeur, le courage du chauffeur, tous, pigiste comme présentateur vedette à CNN, peuvent se retrouver sur le front. D'autant plus que les rebelles proposent aux journalistes désargentés, des convois quotidiens gratuits ou quasi gratuits en partance pour le front. En revanche, une fois le reportage réalisé, reste encore à l'envoyer. Et là, point d'égalité: soit on a une balise satellite, soit on ne l'a pas. Imaginez: un pays sans internet, où le téléphone portable ne passe pas. Comment envoyer texte, photos et vidéos? Pour le texte, il y a toujours l'option de la dictée grâce à un téléphone libyen, mais pour le reste, à Benghazi reste seulement l'option du « centre de presse », mis en place par les rebelles. Rien à voir avec le centre du G8 avec wi-fi, ultra haut débit et techniciens en cas de problème. Le centre des rebelles est l'équivalent de l'étage délabré d'un immeuble où l'on a installé une antenne satellite sur le toit. Rien qui puisse accueillir des centaines de journalistes, qui à toute heure du jour et de la nuit arrivent en courant, paniqués à l'idée de rater le bouclage. Heureusement que les rebelles étaient là?
Propagande, « Journalist tourist tour » ou l'affaire des faux mercenaires de Kadhafi
« C'est la guerre, forcément il y a de la propagande!», rigole Harry, un free-lance néerlandais. Il y a bien sûr, la télévision officielle libyenne qui continue d'expliquer que Ras Lanuf, Bregha a été reprise par les forces loyalistes. Prophétique? Sans doute. En tout cas à ce moment-là, sous mes yeux à Ras Lanuf, il n'y a pas un kadhafiste à l'horizon. A l'Ouest, dans la capitale, la centaine de journalistes français qui a obtenu un visa « n'est pas autorisée à sortir sans chauffeur du gouvernement libyen », témoigne Siheim Hassani, journaliste basée à Tunis sur le site de l'hebdomadaire l'Express. Et d'ajouter : « il n'est pas question de faire un pas sans eux, les communications sont filtrées, internet fonctionne dans un seul hôtel et les téléphones personnels sont mis sur écoute». Et de l'autre côté? De la propagande aussi, mais mieux amenée... La première fois que nous sommes allées à Al-Baïda (à l'Est sur la route de Benghazi), une des premières villes prises par les rebelles, à l'hôpital nous avions rencontré Ali, 20 ans, un jeune insurgé. Sans détour il nous propose de nous amener partout, gratuitement. A l'hôpital il nous présente tout le monde, il nous emmène dans l'ancienne caserne militaire, en ruine. Sur place, des journalistes de la radio belge, accompagnés eux aussi par un insurgé bénévole, enregistrent déjà. Après la visite organisée par des rebelles qui racontent la bataille d'Al-Baïda, Ali nous promet de nous emmener dans un endroit « où aucun journaliste n'a encore pénétré: la prison où sont détenus les mercenaires de Kadhafi ». Le soir venu, nous voilà donc devant une école réquisitionnée. Étroitement surveillée, une cinquantaine de « Mercenaires » sont enfermés dans une salle. Une équipe de télévision sort juste de là. Comme à la caserne militaire, l'exclusivité se transforme en «visite guidée pour journalistes», qualifie Abbas, un journaliste de Gulf news. Rien de très choquant jusque là, les journalistes sur les évènements d'actualité de cette importance, se retrouvent souvent dans les mêmes endroits. En l'occurrence ici: la frontière, les hôpitaux, les camps d'entraînement, les véhicules des combattants et le front évidemment. Là où tout devient problématique, c'est lorsqu'on se rend compte que lesdits mercenaires enfermés dans l'école, sont en fait des travailleurs d'Afrique sub-saharienne... «C'est scandaleux, s'indigne D., chargée d'enquêter sur le respect des droits des populations civile pour le compte d'une grande ONG internationale. J'ai vu des centaines de personnes enfermées comme des criminels et aucune preuve qu'il s'agit de mercenaires». Et de s'indigner: « on les montre comme de bêtes de foire aux journalistes qui ne vérifient même pas s'il s'agit de vrais mercenaires ». Pour elle, il ne fait aucun doute qu'il s'agit de « travailleurs immigrés pris pour cible par la population qui à chaque fois qu'elle voit une personne de peau noire, l'accuse d'être un mercenaire ». Impossible de conclure pour autant qu'il n'y a aucun mercenaires dans le pays (la fédération internationale des droits de l'homme affirme qu'il y en aurait 6000). A Benghazi en revanche où une trentaine de prétendus mercenaires étaient détenus, les rebelles admettaient eux-mêmes « qu'il n'y avait rien qui permettait de prouver » qu'ils étaient effectivement des combattants payés par Kadhaffi.
La débâcle, quand l'œil du viseur se ferme.. ou presque
Une semaine après. La situation se corse pour les rebelles. Aussi vite que l'insurrection a enflammé l'Est de la Libye, les troupes loyalistes reprennent villes après villes et s'apprêtent à marcher sur Benghazi, le fief des révolutionnaires. Par convois entiers, les rédactions rapatrient leurs envoyés spéciaux craignant les bombardements et les arrestations. A l'Est, la majorité des confrères est basée à Benghazi et «les rumeurs de violences contre les journalistes, les menaces de bombardements de la ville sont telles que tous les journalistes préfèrent partir», témoigne un photographe français qui est rentré à Paris, hier. Aujourd'hui, alors que les forces loyalistes promettent de reprendre Benghazi et que l'ONU vient d'autoriser le recours à la force, à quelques exceptions près, la majorité des reporters a quitté le pays. Les célèbres journalistes, Anthony Shadid et Stephen Farell et les deux photographes tout aussi connus, Tyler Hicks et Lynsey Addario, soit l'équipe du New York Times au grand complet, faisaient partie de ces exceptions qui voulaient continuer de témoigner. Un engagement qu'ils paieront cher: ces quatre reporters de guerre ont été portés disparus pendant plusieurs semaine. D'autres le paieront de leur vie: Tim Hetherington et Chris Hondros, deux photojournalistes, décèderont à Misrata au mois d'avril.
Texte Jeune journaliste/ Crédit photo: @Julien Muguet
NB: Cette article a été rédigé au début de la guerre en Libye