Les croque-morts de l'info
Le problème avec ICI, c'est qu'on croit toujours être tombée au fond. Et puis, un ou deux reportages plus tard, on se dit que finalement le fond était plus loin. Au lendemain du séisme, j'avais marché sur des cadavres, vu des haïtiens pourris jetés dans des bennes. A part le Rwanda, je m'étais dit que globalement j'avais plus grand chose à espérer dans la vie. Je m'étais trompée, ICI y'a toujours plus fort, plus dur, plus trash.
Y'a pas à dire, j'aime pas les cadavres. J'aime pas les gens morts, par terre, moisis, figés. A chaque fois, mon cerveau part en vrille et je les imagine dans leur vie d'avant. Je les vois marcher, manger, se marrer. Et là, ils sont pourris. Rien. On les prend d'une étagère, on les emmitoufle dans un sac en plastique (sont mort du choléra) et hop à l'arrière du pick-up. Et hop, dans la fosse commune avec leurs nouveaux amis. Sur le sac en plastique, pas un nom, pas un dessin, ni rien. Personne ne sait qui sait. Y'a que mon imagination qui leur a inventé une vie, pendant un temps.
Même moi, quand j'ai voyagé à l'arrière dudit pick-up avec les 50 sacs plastique blancs, à la fin je faisais plus attention. Remarque, valait mieux. Bref, après avoir marché sur eux sans faire exprès et en me maudissant, j'avais voyagé avec eux sans faire attention à eux. Premier échelon dans l'escalade de la chute vers le fond.
Y' a pas à dire, j'aime bien les bébés. ICI, y'en a partout, par terre, dans les bras, à l'église, dans la rue. Mais quand la première catégorie (les cadavres), rejoint par un malheureux concours de circonstances, la seconde (les bébés), c'est PTSD. L'autre fois, y'avait un bébé rond au Centre de traitement du Choléra. Il était vraiment rond et endormi. Je trouvais ça classe dans ce mouroir de gens maigres, de voir un bébé rond. Et puis j'entend un hurlement deux lits plus loin, une femme que deux infirmiers tiennent par les poignets et qui hurle, qui hurle, vous pouvez pas savoir comment. Et je me suis mis à écouter. La dame hurlante pleurait son bébé. Le bébé rond était mort, en fait. Le bébé sur lequel je m'extasiait était mort, en fait. Dormait pas, non. Et moi, je reste là, à deux pas de lui, sauf que je veux plus regarder, je peux plus, parce que c'est devenu un cadavre. Nouvelle escalade.
Y'a pas à dire, les moignons c'est pas beau. Après le 12 janvier, je croyais avoir eu ma dose de membre amputés. Les mecs dans les containers se faisaient trancher à la chaîne comme des roast-beef. Et moi je les entendaient crier ou se taire, mais je détournais les yeux. Je suis lâche, je veux pas me rappeler d'eux coucher, je veux toujours me souvenir des Haïtiens debout. Mais que faire quand on vous oblige à regarder? Que faire quand une déplacée dans un camp, retire les pansements qui entoure sa poitrine, pour vous montrer son sein amputé. On regarde c'est tout. Parce qu'elle vous l'a montré et qu'on veut pas lui montrer qu'on a la nausée. Alors, on regarde et on se souvient.
On regarde et on se souvient. Des cadavres, des bébés ronds, des amputés. Mais on regarde et on se souvient aussi du combat de ces paysans sans terre. On se souvient qu'on a vu ces Haïtiens défiler dans la rue, brûler des pneus, tenir des barricades. Debout, vivants. On se souvient qu'on a vu ces peintres, travailler malgré tout dans le ruines de leurs maisons ravagées. Et puis on se rappelle qu'on est pas là pour pleurer. On est là parce qu'on a pas le choix.